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Juillet 2022 

Appel à projet : qui veut paumer des millions

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par Sabine Lasou (lecture)

Derrière la boutade, une réalité qui nous coule

La réalité a bien changé dans les unités opérationnelles : mis à part la DAM qui a ses propres programmes et circuits de financements, les autres grandes directions (DES, DRT, DRF) ont vu leur subvention baisser et doivent « aller chercher » une part importante, voire majeure, de leur financement auprès de sources externes : clients industriels ou « appels à projet » régionaux, nationaux, européens …

nuage de mots salaires

L’obtention de ces financements est désormais au cœur de notre fonctionnement, à tel point que leur recherche finit par prendre le pas sur nos cœurs de métiers traditionnels et constitue une nouvelle activité à part entière, mobilisant une part importante des ressources humaines initialement dédiées aux activités scientifiques et techniques.

En particulier, les appels à projet constituent la source de financement principale des activités de « recherche amont », notamment à la DRF et à la DRT. A la DRF, il s’agit même du financement principal de la direction. A la DRT, ce type de financement représente un montant équivalent à celui dégagé par les clients industriels. La DES est, de son coté, peu concernée, ayant très sévèrement réduit son activité de recherche amont il y a quelques années.

Notre analyse est que le mode de financement par « appel à projet » explique une part importante des difficultés de notre organisme. Ce modèle et sa mise en œuvre ont des impacts majeurs que ce soit en termes d’efficacité, de politique salariale, de motivation des salariés, de confiance en l’avenir, de ressources humaines et, d’une manière globale, en termes de bien-être au travail.

Plus encore, notre analyse est que les effets pervers de ce mode de financement, s’ils mettent directement sous pression la population des chercheurs, se diffusent à tous les secteur d’activités et tous les salariés de notre organisme.

Enfin, si le mode de financement par « appel à projet » doit, en théorie, permettre à la fois la priorisation des domaines de recherches et la sélection des meilleurs sujets, la réalité est, de fait, très différente.

Un principe…

Concrètement, il s’agit de rédiger un dossier détaillant le programme envisagé et les moyens associés pour le présenter à un « guichet » distribuant un financement public (ANR, H2020, ERC …).

L’idée de ce type de « guichet » est de faire gérer, par des jurys eux-mêmes composés de chercheurs, la sélection des projets qui bénéficieront des financements publics.

Le principe en est, sur le papier, intéressant : le pouvoir politique oriente des financements sur des thématiques qu’il choisit (médecine, science des matériaux, etc…), lance des « appels à projets » dans ces thématiques et définit des critères de choix et d’éligibilité (durée du projet, mixité des genres ou des nationalités, etc …). Les chercheurs rédigent alors un dossier, qu’ils présentent devant un jury.

En théorie, le système est donc un bon moyen de garantir une orientation des domaines de recherche par le pouvoir politique et la sélection des meilleures propositions par les jurys de chercheurs.

En somme, vu du pouvoir politique, il permet à la fois l’illusion du contrôle et celle de la validation scientifique.

La pratique est, comme vous vous en doutez, beaucoup moins reluisante.

… Mais une réalité

Le principe du financement par appel à projet est généralisé dans le monde de la recherche, ce qui lui donne une apparence de système universel.

Pour autant, il existe une véritable « exception française » en matière de mise en œuvre du système de financement par appel à projet.

Un mode de saupoudrage

Dans la plupart des  pays, le succès à un appel à projet permet d’obtenir des crédits suffisant pour le bon fonctionnement d’une équipe : ainsi, aux USA, au Royaume-Uni ou aux Pays-Bas, les « appels à projet » attribuent des crédits se comptant en centaines de milliers d’euros (par exemple, 750 000 livres pour le UKPI* ou plus de 500 000 pour le NWO** néerlandais) avec des probabilités d’obtention importante (entre 25% et 30% pour le NWO néerlandais et plus de 30% pour le UKPI britannique).

A l’inverse, le système français relève encore, malgré une amélioration récente, d’une logique de saupoudrage. Non seulement le taux de succès (probabilité d’obtenir un financement lors du dépôt d’un dossier) reste peu élevé malgré une hausse récente (22% pour les projets ANR 2021, après 17% en 2020), le financement obtenu est particulièrement faible (450 000 euros à distribuer sur 4 ans et à répartir sur plusieurs partenaires). Enfin, le dossier à fournir est particulièrement lourd (plusieurs dizaines de pages).

Au final, notre système d’« appel à projet » exige de nos chercheurs qu’ils rédigent des dossiers importants pour présenter des demandes des financements qui ont peu de chance d’aboutir pour un éventuel financement annuel de quelques dizaines de milliers d’euros (cas de l’ANR). Certaines sources de financement sont considérées comme tellement inefficaces que des unités ont renoncé à les solliciter, tant il s’agit d’une perte de temps, d’argent et d’énergie.

Les financements européens, plus conséquents (notamment lorsqu’il s’agit d’ERC), permettent la mise en place de véritables activités, mais ces financements sont très difficiles à obtenir ; surtout, globalement, l’augmentation des financements publics européens et/ou régionaux ne compense pas la baisse des financements nationaux.

Un gaspillage institutionnel

Le simple fonctionnement du système d’appel d’offre français, le plus accessible, mobilise donc désormais une part importante de l’activité des chercheurs, en particulier les plus expérimentés qui y consacrent jusqu’à 70% de leur temps alors qu’ils n’ont pas de compétence spécifique en matière bureaucratique et n’ont pas nécessairement vocation à s’y consacrer. Pire encore : pour améliorer leurs chances d’obtenir un financement, ces mêmes chercheurs sont amenés à se positionner eux-mêmes dans les jurys, afin d’être intégrés à l’« appareil » qui s’est créé pour distribuer des financements.

Dans certains domaines, le découragement et la démobilisation des chercheurs devant cette dénaturation de leur métier devient palpable et le nombre de projets déposés est en baisse, parfois importante.

Un système qui ne permet pas l’innovation de rupture

Au-delà du gaspillage de ressources, de talent et d’énergie, les financements par appel à projet sont fréquemment accordés pour des durées de 4 ou 5 ans ; ils correspondent donc à la partie de nos métiers faites d’actions de court/moyen terme. Les actions d’innovation « incrémentales », notamment, s’insèrent d’emblée dans ce type de logique.

Pour autant, ce type de fonctionnement est totalement inadapté aux recherches « amont » et aux activités de « ressourcement » qui correspondent à des opérations menées sur des logiques (et des financements) à plus long terme.

Au-delà, ces systèmes n’endossent pas le risque inhérent à la recherche et sont largement inadaptés à la rupture.

Enfin, la recherche est, en principe, un métier scientifique que le système d’appel à projet a transformé en « recherche de financement », activité dans laquelle les personnels de recherche gaspillent leur créativité.

Vers un début de prise de conscience des limites de ce modèle

Même la Direction semble désormais consciente des limites et tente, par exemple, d’obtenir un relèvement du taux de subvention, anormalement bas (20%) pour une activité de recherche publique, dont bénéficie la DRT.

Cependant, il est peu probable que nos autorités et tutelles soient totalement conscientes des effets pervers de ce système lorsqu’il est poussé jusqu’à l’absurde.

C’est d’ailleurs dans cette logique que la Direction a évoqué un « droit au ressourcement » pour les salariés du CEA. L’UNSA SPAEN attend la mise en œuvre concrète de cette mesure.

Ce ressourcement est nécessaire dans le cadre des appels à projet, et plus encore lorsque les équipes se financent via des contrats industriels : pouvoir proposer des éléments innovants, développer dans le cadre d’opérations de « ressourcement » est alors une nécessité incontournable.

Au-delà, il est nécessaire pour que les chercheurs puissent continuer à chercher et que notre organisme continue à fonctionner correctement.

*UKPI : United Kingdom Private Investigators

**NWO : Nederlandse Organisatie voor Wetenschappelijk Onderzoek, Organisme pour la Recherche Scientifique Néerlandais