Par un arrêt en date du 11 décembre 2024, n° 23-15.154, la Chambre sociale de la Cour de cassation se prononce sur la recevabilité de témoignages anonymes apportés par le comité social et économique pour prouver l’existence d’un risque grave.
« ANONYMES », EXPRIMEZ-VOUS PUISQUE VOTRE VOIX COMPTE POUR DÉNONCER UN « RISQUE GRAVE » !
A propos de Cass. soc. 11 décembre 2024, n° 23-15.154, ci-joint.
° L’EXPERTISE POUR RISQUE GRAVE
Selon l’article L. 2315-94 du code du travail, le comité social et économique peut faire appel à un expert habilité :
1° Lorsqu’un risque grave, identifié et actuel, révélé ou non par un accident du travail, une maladie professionnelle ou à caractère professionnel est constaté dans l’établissement,
2° en cas d’introduction de nouvelles technologies ou de projet important modifiant les conditions de santé et de sécurité ou les conditions de travail, prévus au 4° de l’article L. 2312-8,
3° dans les entreprises d’au moins trois cents salariés, en vue de préparer la négociation sur l’égalité professionnelle.
Toutefois, si un litige survient, le CSE doit démontrer l’existence d’un risque grave, qui justifie le recours à l’expertise, par des éléments objectifs et concrets.
° EN BREF, « SORTONS DU SILENCE »
Dans cette décision, la Chambre sociale de la Cour de cassation déclare que lorsqu’un CSE veut démontrer l’existence d’un risque grave, le CSE peut produire des témoignages anonymisés afin de protéger leurs auteurs d’éventuelles représailles, si les témoignages demeurent étayés par d’autres éléments de preuve.
° CONTEXTE DE LA SAISINE
Un comité social et économique d’établissement a décidé de recourir à une expertise pour risque grave, en s’appuyant notamment sur des témoignages de salariés.
Cependant, l’employeur a saisi le président du tribunal judiciaire de Nancy, afin d’écarter des débats les témoignages des salariés anonymes produits par le CSE et annuler la délibération du CSE visant à faire appel à un expert pour risque grave.
° L’ANALYSE DE LA COUR DE CASSATION
La Chambre sociale de la Cour de cassation casse et annule l’ordonnance rendue le 18 avril 2023 par le président du tribunal judiciaire de Nancy, qui avait refusé la production des témoignages anonymes et annulé la délibération du CSE.
La Chambre sociale rappelle qu’au regard du droit à un procès équitable, le juge ne peut fonder sa décision uniquement ou de manière déterminante sur des témoignages anonymes. Cependant, le juge peut choisir de les prendre en considération, notamment lorsqu’ils sont rendus anonymes a posteriori afin de protéger leurs auteurs et que l’identité des auteurs demeure connue que de la partie qui apporte ces témoignages.
En revanche, ces témoignages doivent être appuyés par d’autres éléments permettant d’en analyser la crédibilité et la pertinence.
Le tribunal judiciaire de Nancy a déclaré les témoignages irrecevables en raison du principe du contradictoire, lequel fixe, que dans le cadre du débat judiciaire, il n’est pas admis de prendre en compte une pièce non préalablement communiquée dans son intégralité à la partie adverse.
En effet, en l’espèce, les témoignages anonymisés ne permettaient pas à l’employeur de vérifier les fonctions des salariés ainsi que la conduite de procédures disciplinaires à l’encontre de certains salariés.
En revanche, la Chambre sociale a décidé que puisque les témoignages, anonymisés par le CSE afin de protéger les salariés d’éventuelles représailles, étaient bien étayés par d’autres pièces, alors ils étaient recevables.
° ÉCLAIRAGES
La Chambre sociale de la Cour de cassation apporte des précisions sur les moyens dont le CSE peut se prévaloir pour démontrer l’existence du risque grave qui justifie le recours à l’expertise.
Ainsi, le CSE peut produire des témoignages anonymisés, s’il produit également d’autres pièces justifiant le recours à l’expertise. Le fait de retirer les noms n’atteint pas le principe du contradictoire et n’entrave pas la préparation de la défense de l’employeur.
Dès lors, le juge ne devra pas rejeter les témoignages anonymisés dans ces conditions et est tenu de les prendre en compte.
Cette solution s’accorde avec la jurisprudence de la Chambre sociale autorisant les témoignages anonymisés produits par l’employeur dans le cadre de procédures disciplinaires. En effet, il avait été déclarés recevables l’attestation anonyme d’un des collègues du salarié et le compte-rendu d’un entretien avec un membre de la direction des ressources humaines, en plus d’autres éléments de preuve produits par l’employeur (Cass. soc., 19 avr. 2023, n°21-20.308).
° DROIT EN ACTIONS
Pour les élus qui souhaitent faire appel à un expert habilité en raison d’un risque grave, il est essentiel de rassembler en amont de la délibération des preuves de ce risque grave, afin de pouvoir se justifier en cas de litige avec l’employeur.
Dans une affaire récente, le président du tribunal judiciaire de Bobigny a considéré que le risque grave n’était pas suffisamment caractérisé, car le CSE avait rapporté seulement un élément statistique, sans aucun autre élément de preuve. Le magistrat rappelle que les statistiques nécessitent d’être corroborées par des éléments plus factuels (TJ Bobigny, 21 déc. 2023, n°22/10815).
Les témoignages restent des éléments de preuve aisément recueillables et anonymisables. L’anonymisation peut être opportune dans des contextes où un risque de représailles est probable.
Cependant, si des témoignages anonymes doivent être produits en justice, il faudra être certain de détenir d’autres éléments de preuve relatant ce risque grave, comme des témoignages non anonymisés, des plaintes de salariés, des rapports, des comptes-rendus, des enquêtes, des photographies, des enregistrements …
Autre article d’actualité sur les modalités de l’audition des salariés par l’expert :
« LE CONTRÔLE DE LA COUR DE CASSATION DE L’EXPERTISE C.S.E. SOUS LA ‘LOUPE’ DES RELATIONS SOCIALES » :
https://www.unsa.org/LE-CONTROLE-DE…
Jade EL MARBOUH, Juriste en Droit Social, Pôle Service Juridique, Secteur Juridique National UNSA.
Pour toute remarque, juridique@unsa.org.